01 mars 2006

Le Problème XXX, 1

Odalisque en Grisaille, Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1924.

Le chapitre 1 de la section XXX des Problemata (intitulée «De la réflexion, de l'intellect et de la sagesse »), est un texte que la tradition attribue à Aristote, mais cette paternité n'est pas sûre. En effet, certaine allusion à un traité sur le feu (954 a 21) a donné lieu à l'hypothèse selon laquelle l'auteur serait Théophraste, qui aurait rédigé un traité sur le feu et un autre sur la mélancolie. Pourtant, Sénèque, Plutarque et Cicéron désignent explicitement Aristote comme auteur de cette véritable « monographie sur la bile noire », et Diogène Laërce mentionne les Problèmes dans la liste des oeuvres d'Aristote. Il y a en plus une parfaite concordance avec ses idées et sa méthode. Que l'auteur soit le Stagirite lui–même, Théophraste ou un autre disciple, la chose n'a plus d'importance, puisque nous sommes en présence d'un texte célèbre, sur lequel repose cette tradition qui veut que le génie soit lié à la mélancolie :

« Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d'exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l'État, la poésie ou les arts, sont–ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d'être saisis par des maux dont la bile noire est l'origine, comme ce que racontent, parmi les récits concernant les héros, ceux qui sont consacrés à Héraclès ? »

Aristote se demande d'abord quelles sont les causes qui déterminent le caractère mélancolique des hommes d'exception (perittoi), catégorie à laquelle appartiennent des philosophes, hommes politiques, poètes, artistes, ainsi que des héros, sans oublier d'en mentionner des noms célèbres, dont Héraclès, Ajax et Bellérophon : le premier, pour avoir tué ses enfants dans une crise de folie furieuse, et subi, avant l'apothéose qui le ravit à la vie terrestre, une éruption d'ulcères. Ajax, à cause de son suicide précédé du massacre grotesque du troupeau de moutons. Enfin, Bellérophon pour son goût de la solitude, tel que nous le présente Homère : « ...à travers la plaine Aléienne seul il errait, mangeant son coeur, évitant le pas des humains ». Mais il ne s'agit pas seulement de héros ; Aristote donne comme principaux exemples Empédocle, Platon et Socrate parmi un grand nombre d'autres personnalités qu'il ne nomme pas (en effet, la liste reste ouverte). Fait étrange à remarquer, la première occurrence de perittos dans ce texte est la seule à avoir le sens métaphorique de « génie » ; pour les autres occurrences, le sens est toujours celui d'« homme d'exception », mais avec en plus le trait sémantique d'« anormal ».
Afin de donner une meilleure description de l'état mélancolique, l'auteur établit une analogie avec le vin. Si on le boit en quantités croissantes, il produit des effets différents, selon la quantité absorbée ; en général, ces états vont du bavardage et de l'éloquence jusqu'à la folie et à l'hébétude. Et Aristote conclut :

« Le vin, donc, crée l'exception chez l'individu non pour longtemps, mais pour un court moment, tandis que la nature produit cet effet pour toujours, pour tout le temps qu'on vit. Certains, en effet, sont hardis, d'autres taciturnes, d'autres apitoyés, d'autres lâches, et cela par nature. De sorte qu'on voit bien que c'est par la même cause que le vin et la nature façonnent le caractère de chacun.»

Lorsque Aristote parle de « nature » pour expliquer les différents caractères, il faut entendre par là « nature mélancolique». La « cause » c'est évidemment la mélancolie elle–même, et le rapprochement avec le vin est fondé par l'élément pneumatique(ou le vent) qui leur est commun. Autrement dit, la nature du vin est semblable à celle de la bile noire parce que les deux sont des modeleurs de caractères, le premier par les effets qu'il produit sur ceux qui en prennent, la seconde par sa présence dans le corps en différentes proportions, suivant les individus. Quant à l'élément aérien, Aristote fait une autre analogie, avec le commerce sexuel : « L'épanchement du sperme dans les rapports et l'éjaculation, il est évident que leur origine est la poussée qu'exerce le vent ». De même, « ...ceux qui, avec le sperme, rejettent beaucoup de superfluité, se sentent plus euthymiques. Car ils sont soulagés de ce qui est superflu, du vent, et de la chaleur excessive . C'est ce qui explique pourquoi les mélancoliques sont plutôt enclins à une sexualité débordante.

Enfin, il reste à expliquer pourquoi la bile noire est censée produire un grand nombre de caractères et quel est son rapport avec le génie. Comme nous l'avons déjà dit, la bile noire est par nature froide et sèche. (Froid et chaud sont des qualités actives, à l'encontre du sec et de l'humide, qui sont des qualités passives.) Ce qui la distingue des autres humeurs, c'est qu'à l'état naturel elle peut passer dans un instant de sa froideur habituelle à une chaleur extrême. Autant dire que c'est une humeur instable, fait qui sera formellement mis en évidence à la Renaissance, par Marsile Ficin : « C'est à l'un et l'autre extrême que la mélancolie exerce son influence, comme si sa nature ne faisait qu'une en sa stabilité et fixité. Voilà en tout cas un caractère extrême qui n'est pas le lot des autres humeurs. »Du fait des différents degrés de chaleur ou de froideur, l'individu dominé par la bile noire était marqué par tel ou tel caractère. La gamme en est très vaste. Elle va de l'extrême froideur, qui produisait en général un caractère de stupidité accentuée, jusqu'à la chaleur « brûlante », qui engendrait un comportement particulièrement violent, souvent porté à la folie. Les sujets chez lesquels la « mélancolie naturelle » était présente dans des conditions ou une quantité anormales devenaient soit des monstres (lorsque l'excès était permanent), soit des cas pathologiques ou du moins enclins à la maladie (lorsque l'excès d'humeur mélancolique était temporaire). La différence entre la mélancolie naturelle et la mélancolie pathologique, ainsi que la grande variété d'états de froideur et de chaleur étaient les principaux responsables du grand nombre de caractères que la bile noire pouvait engendrer. Quant à la maladie mélancolique elle-même, elle pouvait se manifester sous différents noms, selon l'organe ou la zone affectée et les qualités du froid et du chaud : dysthymie, athymie, ulcères, ekstasis, mania, pour ne nommer qu'une partie d'entre elles :

« Très important est de voir que nous ne saurions distinguer entre les maladies ”mentales” et les maladies somatiques. (...) Tout dépend du lieu de dépôt de la bile noire dans le corps. Si c'est auprès du lieu de la pensée et de l'espérance, entendons sans doute la kardia, (...) nous serons sans doute mélancoliques au sens de délirants, exubérants, athymiques... et le reste. Mais on ne saurait définir une différence de nature avec les ulcérations. Les ulcères sont une manifestation localisée de la bile noire à la surface du corps. L'on comprend alors qu'il n'y ait pas de difficulté à expliquer à la fois la folie d'Héraclès et ses ulcères. »

Pourtant, le mélancolique n'est pas forcément un malade, bien que chez lui la bile noire se trouve en excès. Cet excès lui–même fait qu'il n'en reste pas moins un maladif et, à peu d'exceptions près, un déséquilibré, toujours en train de payer un tribut considérable à cette humeur dévastatrice. S'il est polymorphe, comme on l'a déjà vu, c'est parce que la bile elle–même est instable, et que dans ses manifestations, la disposition (diathésis) se conjugue souvent avec la circonstance (kairos).
Or c'est ici qu'intervient le génie, car un mélange bien équilibré, où le froid et le chaud participent également, peut donner lieu à une disposition qui n'exclut pas la créativité, mais, au contraire, la suppose. « Qu'est-ce qui fait le lien entre tous les domaines de la culture, de l'art, de l'activité du citoyen et la poésie ? Qu'est-ce qui fait le lien entre tous ces domaines et le polymorphisme et l'inconstance du mélancolique ? »La réponse n'est pas simple car, pour entendre correctement ce texte, par ailleurs assez elliptique et mystérieux, il faut se situer « à l'intérieur d'une pensée sur la mimésis ť, qui affirme que l'artiste ne produit que des illusions sans réalité. Or, le Problème XXX, 1 offre, en tant que « rêverie sur la création », une solution originale dans la mesure où il suggère que la « créativité est une pulsion essentiellement à être différent, une incitation irrépressible à devenir autre, à devenir tous les autres », ce qui, selon Aristote, n'est pas sans avoir avec la folie : « L'art poétique appartient à l'être bien doué de nature ou au fou ť (Poétique, 1455 a 32). Comme on le sait, l'un des termes qui signifient fondamentalement la folie est celui d'ekstasis, « sortie de soi–même ». En effet, Aristote propose qu'on efface la limite qui sépare le « bien doué » du fou :

« Le Problème XXX (...) supprime l'alternative entre le ”bien doué” et le fou. Il les place exactement sur le même plan en écrivant : ”ceux qui l'ont - ce mélange de la bile noire - trop abondant et chaud, sont portés à la folie et doués par nature, enclins à l'amour, facilement portés aux impulsions et aux désirs.” (954 a 32). Plus exactement, le Problème nous dit que le ”bien doué” et le fou relèvent d'un même donné naturel, le mélancolique. Entre l'être bien doué et le fou, il n'y a plus alternative ; ce n'est qu'une différence de degré.
L'on n'est donc profondément soi-même et créateur qu'en tant qu'autre, qu'en se laissant devenir autre. »

Tout s'explique donc par la coïncidence du génie et de la folie, ou du moins par ce qui en donne la possibilité chez le mélancolique : l'humeur noire elle–même qui, de produit physiologique, se trouve élevée au rang de principe organisateur du caractère des individus, dont celui du génie est le résultat exceptionnel d'une disposition particulière. Tel est le sens qu'il faut accorder à la dernière phrase du Problème XXX, 1 :

« Mais puisqu'il est possible qu'il y ait un bon mélange de l'inconstance, et que celle–ci soit, en quelque sorte, de bonne qualité, et qu'il est possible, au besoin, que la diathèse trop chaude soit en même temps, tout au contraire, froide (ou inversement en raison de l'excès qu'elle présente), tous les mélancoliques sont donc des êtres d'exception, et cela non par maladie, mais par nature. »

Que tous les mélancoliques soient des êtres d'exception, voilà une conclusion qui peut embarrasser le lecteur. Pourtant, comme nous l'avons montré, le terme de perittoi ne signifie pas nécessairement dans ce contexte « génie », bien que le sens d'« anormal » ne soit pas non plus entièrement acceptable en relation avec « par nature » (en fait, il s'agit d'une condition restrictive, issue de l'opposition nature / maladie), parce qu'on pourrait conclure que les mélancoliques sont naturellement maladifs, ce qui est visiblement un contresens. Il y a une certaine difficulté à saisir le sens juste de cette dernière phrase, et qui est due au fait qu'Aristote prend en compte la nature polymorphe du mélancolique. Il n'y a pas un, mais plusieurs caractères mélancoliques, issus de dispositions et circonstances différentes. Mais chez tous existe la possibilité du bon mélange, de la bonne complexion qui éventuellement pourra produire le caractère du génie. Tous ne sont pas des génies, cela s'entend, mais en revanche ils sont tous des individus hors règle, car le changement rapide des qualités peut entraîner des renversements insoupçonnés. Tel héros reconnu pas la communauté des guerriers deviendra fou en massacrant un troupeau de moutons à la place des ennemis, tel autre sera envahi de dégoût et de lâcheté en cherchant la solitude. Autrement dit la bile noire d'Ajax se sera chauffée à l'excès, alors que celle de Bellérophon aura atteint l'état de froideur extrême, nous dirait le fils d'Asclepios.
Enfin, le troisième, considéré comme fou par tous ses concitoyens, sera, à la fin de la consultation accordée par le même médecin, un « sage entre les sages ». Chez celui–ci l'humeur mélancolique se sera manifestée pleinement, dans le sens de la « bonne » et tempérée complexion qui engendre un caractère exceptionnel, capable d'élever Démocrite - puisque c'est de lui qu'il s'agit - à cette vision super–philosophique dont le résultat est un rire ambigu : fou, sage ou méchant, selon l'horizon de celui qui l'interprète... Il est intéressant de remarquer à cet égard la métamorphose négative que subit sa figure au XVIIIe siècle : « Celui qui rit toujours et de tout, est non seulement un insensé, mais un méchant... Le visage du rieur perpétuel doit se dégrader ainsi que son âme, et devenir enfin insupportable », ajoute le commentaire de Lavater sur une gravure de Rubens qui représente un Démocrite rieur.

Mais il n'en reste pas moins mélancolique. L'intuition première d'Hippocrate avait été la bonne, à une différence près : il ne s'agissait pas de maladie, mais de mélancolie naturelle, et particulièrement de la bonne crase dont Aristote avait parlé dans son Problème.
En ce qui nous concerne, le rire de Démocrite est non seulement un masque, comme le voulait Jean Starobinski, mais aussi une thérapeutique contre cette tristesse dévastatrice, note commune de toutes les mélancolies dont les arts témoignent au fil des siècles.